« Il peut exploser au tour si les planètes s’alignent »
C’est l’histoire d’un petit bonhomme qui ne trouvait pas de vélo à sa taille, d’un gars qui prépare des crêpes avec des oeufs pourris, mais aussi d’un sprinteur qui sera une bonne chance belge sur les routes du Tour de France. Plongée dans son biotope limbourgeois.
« Le tournoi de foot annuel de l’école, c’est the place to be pour tous les élèves d’Oostham », raconte Theo Geukens, prof de gym à la retraite. « Ce jour-là, ils sont tous footballeurs professionnels. Le capitaine de chaque classe choisit l’équipe qu’il va représenter et les enseignants s’occupent de fournir les maillots appropriés. En général, ils prennent les Diables rouges, le Club Bruges ou le FC Barcelone. Jusqu’au jour où Jasper Philipsen a été désigné capitaine. Je lui ai demandé quelle équipe il prenait. Il m’a répondu, le plus sérieusement du monde: Le Nigeria, s’il-vous-plaît. Je n’en revenais pas. Où est-ce que j’allais bien pouvoir dénicher des maillots du Nigeria? Jasper se rendait bien compte que ça n’allait pas être simple et ça le faisait rire. Mais je n’étais même pas au bout de mes peines parce qu’un autre capitaine a choisi de jouer sous les couleurs de l’Afrique du Sud. Finalement, on a trouvé tous les équipements. Ça reste aujourd’hui encore la seule victoire du Nigeria dans l’histoire de notre tournoi. Je revois encore Jasper parader dans toute l’école, tout fier avec sa médaille. »
C’est Wilfried Peeters qui a enfin réussi à lui trouver un vélo à sa taille. Mais pas à le prendre dans son équipe!
Ham, dans le Limbourg, à la frontière de la province d’Anvers. Une commune née en 1977, de la fusion entre Kwaadmechelen et Oostham. Dans le temps, il y avait une sérieuse rivalité entre ces deux bourgades. Mais la génération de Jasper Philipsen n’a pas connu ces tiraillements. Il est probable que la commune fusionnera bientôt une nouvelle fois, avec Tessenderlo. La mine désaffectée de Beringen est à deux pas, mais rien à Ham ne rappelle le passé minier de la région. Les anciens mineurs ont tous 80 balais ou plus. La population gagne aujourd’hui (très bien) sa vie en travaillant pour Tessenderlo Chemie ou le centre de distribution de Nike. Entre les bois de conifères, on a bâti de grandes villas qui, ailleurs en Belgique, vaudraient beaucoup plus sur le marché de l’immobilier. C’est une région qui vit, typique de la Campine en général. Et celui qui grandit ici n’a pas envie d’aller s’installer ailleurs.
Jasper Philipsen a fait sa vie dans cet environnement, dans une famille de la classe moyenne. Avec un père cuisinier et une mère prof de physique. Les trois enfants Philipsen vont à l’école De Zevensprong, à Oostham. Leur prof d’éducation physique, Theo Geukens, motive ses élèves à faire du sport. Avec son ami Marc Lievers, cousin éloigné de Jasper, ils rameutent du monde pour aller encourager les étudiants à des tournois d’échecs, des concours de dressage hippique, des matches de foot. Tous des gens qui parcourent la Belgique pour stimuler la bande à Theo. « Les élèves appréciaient beaucoup », explique Theo. « Le lundi, ils avaient la banane en montrant leur médaille à l’école, en expliquant comment ils avaient gagné leurs matches. » C’est à ce moment-là que naît le premier club de supporters de Jasper Philipsen. Parce qu’il a un talent dingue. Ça saute aux yeux. « Je me souviens d’un cross interscolaire où il a pulvérisé tout le monde. Sur un tour d’un kilomètre, il avait mis 200 mètres dans la vue à son plus proche poursuivant. »
Une photo avec un Boonen abattu et sa Duvel
Mais c’est surtout le long des terrains de foot qu’il faut aller pour encourager le jeune Jasper. Il a joué pour l’Eendracht Gerhees Oostham, le Verbroedering Geel et Westerlo. Là-bas, on a gardé de lui le souvenir d’un back droit incisif qui multipliait les allers-retours vers le but adverse. Il aurait éventuellement pu percer comme footballeur, mais il était un peu juste sur le plan technique. « Il avait un truc bien à lui », détaille Marc Lievers. « Son gardien dégageait bien loin, Jasper sprintait vers l’avant comme un dératé, et avant que les adversaires aient saisi, il était déjà devant le but. Mais ça ne suffisait évidemment pas. Dès que son équipe commençait à combiner, il était dans le dur. »
Même à l’époque où, physiquement, il ne pouvait pas se battre contre les meilleurs, il imaginait des plans pour gagner. » Patrick Laenen, son directeur sportif en catégories d’âge
Comme n’importe quel gosse limbourgeois, Jasper Philipsen est un fan inconditionnel de TomBoonen, la fierté régionale. Après le championnat de Belgique à Anvers, il demande à son idole de poser pour une photo. Boonen vient d’être battu par Niko Eeckhout, mais il accepte. Cette photo des frères Philipsen, avec Boonen qui tient nonchalamment sa Duvel, restera longtemps accrochée à un mur de la chambre de Jasper.
Très logiquement, il commence à rouler avec le club local, Balen BC, où Boonen a fait ses premiers tours de roues. Dans un premier temps, il faut lui trouver un vélo. Il est trop petit pour ce sport. Pas une question d’âge, mais de gabarit. Quand il a douze ans, c’est WilfriedPeeters, rien de moins, qui lui fournit sa première bécane. Peeters se souvient: « Je connaissais un magasin qui vendait des vélos de petite taille. Et je connaissais un peu le père Philipsen. Je suis allé moi-même porter ce vélo chez eux. C’est une famille très sympathique. » Ce coureur est lui aussi originaire de la même région et il suit donc de près l’évolution de Jasper. Pourtant, celui-ci n’a jamais roulé pour l’équipe Quick Step. Difficile à comprendre. « Pour moi, il peut signer avec Quick Step », dit encore Peeters. « Mais je pense qu’il est bien où il est pour le moment. »
Jasper Disaster
Au début, les gens du Balen BC ne voient pas en Jasper Philipsen un talent extraordinaire. Il collectionne surtout les places d’honneur. Il apprend la maîtrise dans des cyclo-cross et, deux fois, il est champion du Limbourg en catégorie Aspirants. « Il avait du mal », se remémore PatrickLaenen, à l’époque directeur sportif du Balen BC. « Il ne finissait pas toutes les courses, mais son enthousiasme et son envie de gagner sautaient aux yeux. C’était un gars un peu spécial. Même à l’époque où, physiquement, il ne pouvait pas se battre contre les meilleurs, il imaginait des plans pour gagner. Et puis il était bon camarade, on aimait bien son humour. Avec lui, on rigolait tout le temps. »
Bien plus tard, dans l’équipe UAE Team Emirates, on le surnommera Jasper Disaster. Parce qu’il n’y a pas plus distrait que lui. Dans son bled, on se souvient de ses errements. « Son vélo était toujours à moitié en ordre, à moitié cassé. Un jour, quand on s’entraînait dans les Ardennes, il a commencé à prendre une vitesse dingue dans une grosse descente. Il a essayé de freiner avec ses pieds. Ses patins de freins étaient en fait complètement usés. On lui avait dit au moins cinq fois qu’il devait les remplacer d’urgence. Mais, au moins cinq fois, il avait oublié de faire le nécessaire. »
Après avoir percé, Jasper Philipsen déclarera qu’il sera toujours reconnaissant aux responsables de son premier club de lui avoir appris à rouler tout en souplesse. « C’est évidemment la base », explique Patrick Laenen. « Ça n’a aucun sens de conseiller des grands développements aux jeunes coureurs. En moulinant, ils deviennent plus forts et plus rapides, sans nécessairement s’en rendre compte au moment même. »
Puis, subitement, il y a ce petit miracle en terres limbourgeoises. Un coureur modeste, loin de dominer la concurrence, devient du jour au lendemain une machine à gagner. En 2014, alors qu’il est débutant deuxième année, Jasper Philipsen remporte quatorze courses. Il s’impose dans des sprints massifs, en contre-la-montre, sur des parcours accidentés, en solo aussi. Comme par enchantement, tout lui réussit. Il y ajoute le panache, en plus. Son plus beau fait d’armes, cette année-là, est la victoire finale dans une épreuve en Autriche, où il s’adjuge aussi trois étapes. Face aux meilleurs coureurs d’Europe. Marc Hirschi finit septième, Tadej Pogacar ne pointe qu’à la vingtième place. Personne ne trouve d’explication à cette éclosion soudaine.
Tout indique qu’il est plus fort que l’année dernière. » Ward Vanhoof
« Ce n’était pas dû à une poussée subite de croissance, d’ailleurs il n’a pas atteint une grande taille entre-temps », analyse Patrick Laenen. « Simplement, il a commencé à rouler de façon plus intelligente, même si ce n’est pas la première explication pour moi. Jasper était un battant et il avait un objectif bien concret: devenir professionnel. Dans notre club, on cite encore régulièrement son cas en exemple. Ce n’est pas parce qu’on est moyen chez les jeunes qu’on ne peut pas devenir très bon chez les pros. » Marc Lievers, qui préside son club de supporters, lâche une explication plus simple: « Il a tout fait au caractère. Il devait réussir, point à la ligne. »
Nonchalant, distrait et… terriblement sérieux
En mars de cette fameuse année 2014, Het Belang van Limburg le fait passer à l’exercice de l’interview. Le titre du reportage: « Apparemment, je suis rapide aussi. » Il va plus loin. « Pour moi, attendre le sprint, ce n’est pas une option. Je ne suis pas lent, mais dans un sprint massif, je suis souvent trop court. Peut-être que dans le futur, je devrais apprendre à avoir plus confiance en moi quand la course se décide comme ça. » Le futur sprinteur tient ces propos après avoir pris la deuxième place dans une course pour débutants. Chez Balen BC, ils ont pourtant compris qu’il avait du potentiel pour les sprints. « Mais Jasper s’est retrouvé dans une génération de gars très rapides, c’était un hasard », raconte Patrick Laenen. « Il y avait Gerben Thijssen, Jordi Meeus, Bram Welten, tous des gars qui sont devenus pros et allaient très vite dans les sprints. Il devait donc apprendre à bien se placer. Thijssen, qui était aussi chez nous, était son principal concurrent. Un jour, alors qu’on faisait un stage, on les a opposés sur un sprint. Ils sont allés si loin tous les deux dans leurs réserves qu’il leur a fallu dix minutes pour reprendre leur souffle, ils étaient affalés sur la route. Complètement épuisés. »
C’est l’occasion de rappeler à quel point l’équipe Acrog-Tormans Balen BC était performante en matière de formation. On dénombre actuellement seize professionnels belges qui sont passés par là, et pas seulement des Campinois. Il y a aussi, par exemple, Remco Evenepoel et CianUijtdebroeks. « On aurait dû leur faire signer un contrat à vie », ironise Patrick Laenen. « Si on les rassemblait, on pourrait former une fameuse équipe World Tour qui concurrencerait Quick Step – Alpha Vynil et INEOS Grenadiers. »
De Pannekoeken (Les Crêpes) sympathisent chez Balen BC. C’est le petit groupe comprenant Jasper Philipsen, Jordi Meeus (Bora – Hansgrohe), Ward Vanhoof (Sport Vlaanderen – Baloise) et Davide Bomboi, qui roule aujourd’hui en Espoirs. Cette appellation fait référence à des coureurs qui n’en touchent pas une, mais aussi aux talents culinaires de Philipsen. Ward Vanhoof revient sur une anecdote: « Un jour, le bistrot où on avait l’habitude de s’arrêter pour prendre un café était fermé. Jasper a proposé qu’on aille chez lui pour manger des crêpes. Et on devait le coter, comme ça se fait dans des émissions à la télévision. Le goût, l’ambiance, tout ça devait être noté. Le premier oeuf qu’il a cassé était complètement pourri. Dans une puanteur insupportable, il a continué à préparer ses crêpes. Et au final, elles étaient très bonnes. Quand on s’entraîne ensemble, on en parle encore. Ça continue à nous faire rire. Lui moins… »
S’il est devenu sprinteur, c’est parce que les sprinteurs ont le plus de chances de gagner des courses. Et chez lui, la victoire est un art de vivre. » Marc Lievers, président de son club de supporters
Vanhoof a sa propre théorie pour expliquer la percée spectaculaire de Jasper Philipsen en 2014. « C’est à ce moment-là qu’il a commencé à s’intéresser de près à des plans d’entraînement. Ça a directement produit des effets et ça a encore augmenté sa motivation. Il avait déjà un bon sprint, mais avec ça, c’était encore autre chose. Il peut paraître nonchalant et c’est clair qu’il est terriblement distrait, mais ne sous-estimez pas son sérieux. Il fait vraiment tout pour réussir. »
Traumatisé par un contre-la-montre mondial au Qatar
Petit à petit, il entre dans le giron des sprinteurs. Chez les jeunes, Jasper Philipsen était surtout réputé pour ses qualités contre-la-montre. Depuis qu’il est professionnel, il ne s’est plus tellement mis en évidence dans cet exercice. « Je sens que mon avenir n’est pas là-dedans », a-t-il avoué à notre magazine. À en croire Marc Lievers, l’explication vient du championnat du monde au Qatar en 2016. « Là-bas, il a fait la course contre-la-montre en Juniors. Il est tombé dans le premier virage et il a ensuite forcé sous une chaleur accablante. Je ne l’avais jamais vu aussi déçu que ce jour-là. Ça a contribué à le dégoûter du contre-la-montre, mais pour moi, s’il est devenu sprinteur, c’est parce que les sprinteurs ont le plus de chances de gagner des courses. Et chez lui, la victoire est un art de vivre. Il aurait pu se concentrer sur d’autres spécialités. Je me souviens d’un Paris – Roubaix chez les Espoirs. Il avait volé sur les pavés, comme les meilleurs savent le faire. Mais il n’avait pas gagné parce que Stan Dewulf était devant. »
Après sa formation chez Balen BC, Jasper Philipsen se retrouve dans la très bonne équipe espoir de BMC avec Pavel Sivakov, Marc Hirschi, Pascal Eenkhoorn et Steff Cras. Mais leurs chemins se séparent plus vite que prévu. Après une année seulement, le fabricant suisse de cycles se retire. Philipsen est encore un peu trop jeune pour passer pro. Après un passage chez Hagens Berman – Axeon, l’équipe formatrice d’ AxelMerckx, il signe chez UAE Team Emirates. Un choix audacieux que tout le monde, dans le microcosme du cyclisme belge, ne comprend pas. Pourquoi aller dans l’ancienne équipe Lampre, soutenue par les pétrodollars, alors que des formations belges étaient intéressées? Le Limbourgeois se moque des interrogations et des commentaires, et la suite lui donne entièrement raison. UAE Team Emirates, en effet, c’est du costaud. Dès sa première année sous ces couleurs, il dispute le Tour de France et la plupart des classiques. Il y reste deux ans puis passe chez Alpecin – Fenix.
Cet été, il entend être le fer de lance de cette formation. Il veut gagner des étapes au Tour de France. « Si les étoiles s’alignent, il peut réussir un très bon Tour », prédit Ward Vanhoof. « En 2021, il a fini trois fois à la deuxième place. Celui qui fait ça est aussi capable de gagner une étape. Et tout indique qu’il est plus fort que l’année dernière. Il pourrait refaire le même coup que chez les jeunes en 2014: une victoire pour le déclic, puis c’est parti pour plusieurs étapes. Même si ce serait déjà magnifique d’en gagner une seule. »
Mais avant le Tour de France, il devra encore honorer un rendez-vous à Ham. Le dimanche 19 juin, son club de supporters organise une grande fête dans le café où il est basé. Au programme: côtelettes, plats froids et animation musicale. L’événement a déjà eu lieu l’an dernier, il avait attiré 300 personnes.
Prise de risques XXL
Si on parle de Jasper Philipsen dans le peloton, on entend beaucoup de commentaires sur le même thème. Ce gars est terriblement sympathique, mais une fois sur son vélo, il devient impitoyable. Son pote Ward Vanhoof témoigne: « C’était l’année dernière au Grand Prix de Denain. À un moment, le peloton prend un virage serré et la route est trop étroite pour un groupe aussi important. Je sens derrière moi un coureur qui essaie de forcer le passage pour remonter, alors qu’il n’y a pas la place. Je me dis: C’est qui ce dingue? Je jure un bon coup, je me retourne et je me retrouve nez à nez avec lui. On a eu du mal à ne pas rigoler. Et Jasper a gagné cette course. Mais c’est comme ça avec les sprinteurs. Ils ne s’écartent jamais. Jasper n’a pas peur de prendre des risques. Mais il reste toujours fair-play. »
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